Dans les années 90, l’annonce de la séropositivité était très souvent suivie d’une rupture des liens sociaux et familiaux. Les représentations mortifères autour de ce virus généraient la stigmatisation, la marginalisation et la discrimination des personnes malades ou vivant avec le VIH. Même si ces personnes sont mieux acceptées depuis quelques années, certaines représentations, perceptions et pratiques stigmatisantes et discriminatoires persistent. La séropositivité est encore pour de nombreuses personnes l’expérience des préjugés, des commérages, des agressions verbales (les injures, l’utilisation d’un langage désobligeant) et physiques, des comportements d’évitement (le refus de partager la nourriture, de tenir la main ou de s’asseoir à proximité), du rejet social (la marginalisation, le fait de tenir à l’écart des événements sociaux, des opinions ignorées, la perte de respect et de position sociale), de la désubjectivation, de la déliaison, de la rupture, de la sévère condamnation hygiéniste et morale et des abus physiques. Outre cette stigmatisation infligée par les autres, les PVVIH sont souvent en proie à « l’auto-stigmatisation » qui se caractérise par des profonds sentiments de honte, de mésestime de soi, de culpabilité etc. chez les PVVIH; entrainant quelques fois la dépression et le suicide.
Le portait ci-dessus présenté est particulièrement manifeste en Afrique où les trop confortables préjugés encroutés dans les esprits continuent de faisander la vie de milliers de PVVIH.
Le Rapport 2016 de l’étude nationale de l’index de stigmatisation et discrimination envers les personnes vivant avec le VIH en Côte d’Ivoire révèle que 40,4% de PVVIH estiment avoir vécu au moins une expérience de stigmatisation et/ou de discrimination. « 660 PVVIH interrogés sur 1323 ont ressenti au moins un des sentiments d’auto-stigmatisation cités ci-dessous soit un taux d’auto-stigmatisation de 49,9%. La honte (33,2%), la culpabilité (30,8%), l’autocensure (26,0%), la piètre estime de soi (13,6%), le blâme des autres (10,2%), le désir de suicide (8,7%), l’autopunition (7,0%) ».
En République centrafricaine c’est le même son de cloche. 45,6% des enquêtés en 2018 « indiquent avoir vécu, à cause de leur statut sérologique, au moins une des différentes formes de stigmatisation de la part d’autres personnes. […] Les formes de stigmatisation les plus décriées par les enquêtés sont par ordre de priorité le commérage (49,5%), l’injure ou menace verbale (34,3%), le harcèlement physique (17,2%) et dans une moindre mesure l’agression physique (13%). Ces quatre formes de stigmatisation sont le plus souvent exercées par l’entourage et les membres de la famille du PVVIH. […] Ces résultats révèlent un affaiblissement progressif des liens sociaux et familiaux de solidarité traditionnels entre les membres de la communauté ».
Aujourd’hui, c’est bien moins la maladie en elle-même (qui est mieux en mieux prise en charge par la recherche et l’accessibilité combinés à l’efficacité des antirétroviraux) que la crise du lien qui génère la mort. En fait, « l’évidence » du lien humain est à différents endroits remis en cause par les représentations autour du VIH. Les « cadres » traditionnels et collectifs générateurs de liens, c’est-à-dire ceux-là qui faisaient tenir les humains ensemble malgré les cas de maladies sont fragilisés par les imaginaires macabres qui entourent le VIH. Tout cet éventail de représentations sociales mortifères et d’expériences stigmatisantes laissent assurément sur la vie, la santé et le bien-être des personnes vivant avec le VIH (PVVIH) des traces délétères. Pire encore, elles entravent considérablement la riposte au VIH à chaque étape : prévention, dépistage précoce du VIH, adhésion à la médication, la rétention dans les soins, etc.. Autant dire que l’ambiance et la toxicité du milieu familial et social s’avèrent parfois plus préoccupante que la chronicité de la maladie elle-même. À y regarder de près, nous touchons là l’une des principales difficultés de la lutte contre le VIH en Afrique : l’acte nécrologique d’une PVVIH est souvent précédé d’une importante détérioration de ses liens familiaux et sociaux. De ce constat on arrive inévitablement à la conclusion que la séropositivité en Afrique est loin d’être un défi posé au seul monde médical.
Le point de mire de notre réflexion consistera à en faire la démonstration. Il s’agira très concrètement de montrer que la lutte contre le VIH/SIDA ne saurait être réduite à la seule dimension bio-médicale. La « clinique » de l’accompagnement et du rétablissement des malades ou PVVIH exige des liens emprunts d’attention, de bienveillance, de sollicitude, de soutien ou à tout le moins de respect. Préserver les liens avec les PVVIH contribue à préserver leur santé ou à soigner le sujet malade. C’est l’idée d’une éthique des vertus au cœur de laquelle le lien en tant que participant du soin contribue à faire basculer le rapport à la séropositivité du côté non plus de la mort, mais de la vie.
La restauration d’un individu éprouvé mentalement par la découverte de sa séropositivité exige du lien, c’est-à-dire une relation d’attention phorique. L’attention nous engage à l’égard de ce qui est abattu, fragile, diminué, marginalisée ou exclu. C’est une béquille qui permet de soutenir l’être convalescence tout en lui offrant la possibilité de se réapproprier progressivement sa mobilité, son indépendance, son estime de soi, son bien-être ou son goût pour la vie.
Le lien, disions-nous également, revêt une dimension phorique. Le terme « phorique » vient du grec ancien phorein qui veut dire « porter ». Il renvoie aussi bien à l’idée de transporter un objet qu’à celle de porter un nouveau-né ou une personne malade qui ne peut se déplacer toute seule d’un endroit à un autre. Autrement dit, la fonction phorique est selon la belle définition de Pierre Delion « une sorte de philosophie du soin qui consiste à accueillir l’autre et à la porter tout le temps nécessaire, jusqu’à ce qu’il puisse se porter lui-même, physiquement et psychiquement». C’est le cas de beaucoup de PVVIH, lesquelles ont bien souvent besoin de soutien psychologique dans le processus d’acception de leur nouveau statut sérologique. La fonction phorique engage donc une pensée du soin en articulation avec les liens sociaux. À rebours de la déliaison et de l’exclusion que le VIH secrète encore dans de nombreux contextes africains, l’éthos du lien invite à renforcer l’attention phorique à l’égard des PVVIH. En fait, on pourrait tour à tour parler de « portance collective » et de « lien capacitaire ». Suivant la première expression, il s’agit de notre capacité à se « porter » ensemble et suivant la seconde, il s’agirait de ces attentions phoriques qui (re)donnent au sujet malade ou vivant avec le VIH les moyens physiques et psychiques de dépasser son état. Un peu à l’image du bananier qui ne doit sa résistance aux intempéries qu’à sa proximité avec d’autres bananiers, les liens sociaux sont générateurs de guérison et de vie. Bref, vous l’avez sans doute compris, la lutte contre VIH n’est pas seulement une lutte contre un virus qui menace d’affaiblir irréversiblement un système organique, c’est aussi concomitamment la lutte contre le virus des préjugés, de la stigmatisation, du rejet, etc. Vivre en santé en Afrique avec le VIH dépend largement du soutien, du respect de votre entourage, de la qualité des liens familiaux, amicaux ou professionnels. Le lien est central pour la santé mentale et physique des PVVIH. Pour les personnes malades, le lien permet de vivifier la fonction soignante et le processus de guérison.
Précisons que lorsqu’on parle de lien, il ne s’agit aucunement de commisération ou de pitié, mais de respect et de considération à l’égard des personnes dont la maladie ou la séropositivité ne saurait entamer leur dignité intrinsèque. « J’ai appris qu’un homme n’a le droit d’en regarder un autre de haut que pour l’aider à se lever. », disait Gabriel Garcia Marquez. En fait, le lien en tant qu’il est indissociable de l’existence bien comprise participe non pas seulement du soin, mais aussi de notre humanisme. Préserver les liens avec l’être vulnérable participe de l’écriture de notre humanisme. Le lien est un humanisme. C’est une attitude générique, un puissant levier qui comprend tout ce que nous faisons socialement pour déconstruire le registre maladif, lugubre et mortuaire auquel est spontanément associé le VIH. Ce ne sont d’ailleurs pas les préceptes religieux ou les sagesses ancestrales qui nous diront le contraire, elles qui nous enseignent qu’il n’y a pas d’accomplissement de soi dans l’indifférence à l’égard de l’autre.
Les populations clés, notamment les homosexuels et les hommes ayant des rapports avec des hommes, les personnes transgenres, les professionnel.les du sexe font l’objet d’une stigmatisation intersectionnelle ou croisée en raison de leur identité de genre ou de leur orientation sexuelle. Autrement dit, « les identités sociales stigmatisées se chevauchent, ce qui entraîne des formes multiples et convergentes de stigmatisation ». En plus d’être marginalisées voire violentées du fait de leur orientation ou activités sexuelles, ces personnes sont très souvent stigmatisées et rejetées du fait de leur séropositivité. Les données statistiques disponibles et sans doute sous-estimées sont alarmantes. « Une étude réalisée en Afrique du Sud et en Zambie a montré que la majorité des professionnel.les de la santé interrogé(e)s avaient une attitude négative à l’égard des populations clés. Des études menées au Malawi, au Botswana et en Namibie ont révélé que les « hommes ayant des rapports sexuels avec d’autres hommes avaient deux fois plus de chances d’avoir peur de se faire soigner et plus de six fois plus de chances de se voir refuser des services que les hétérosexuels ».
Les populations clés vivent pour ainsi dire une double peine aux conséquences extrêmement préjudiciables pour leur santé et leur bien-être. En tant que facteur de comorbidité sociale, cette double peine déclenche ou accélère le dépérissement de leur système immunitaire. Elle s’imprime dans les corps physiques et finit par les abîmer irréversiblement. C’est la rencontre tragique entre une vie sociale lacérée et un corps physique épuisé. C’est sans doute pour pallier à cette situation que le Fonds mondial de lutte contre le SIDA, la tuberculose et le paludisme entend plus jamais soutenir et « faire valoir le rôle qu’ont à jouer les organisations communautaires (y compris les associations de femmes et LGBTQI) dans la conception et la mise en œuvre de programmes visant à remettre en question les normes, les préjugés et les stéréotypes sexuels néfastes, de soutenir l’intégration de plans d’action nationaux sensibles au genre dans les stratégies multisectorielles visant la santé et les trois maladies ».
Insistons pour le dire : le lien tisse la vie. « Un manque de soutien de la part de la famille et des membres de la communauté peut entraver l’observance du traitement et interférer avec la gestion du VIH». Là où la pathologie, la précarité sanitaire, la stigmatisation et la discrimination sociale dessèche la vie, le lien apporte le soutien et la fraicheur. Lorsque le lien est maintenu avec un sujet malade, convalescent ou porteur du VIH, ses fragiles écuelles, ses probabilités de guérison et de vie se potentialisent, s’accroissent inexorablement. La préservation des liens permet somme toute à une PVVIH de faire face à la finitude avec dignité.
Retenons en terminant aussi le lien humain est biface : individuel et collectif. Il y a une dimension instituée et une dimension informelle (sociale, familiale, professionnelle, amicale). C’est son caractère informel qui aura prioritairement retenu notre attention ici. En insistant sur cet aspect, l’idée était de montrer que la lutte contre le SIDA n’appartient pas seulement aux professionnels de la santé. C’est une fonction soignante en partage qui va bien au-delà de l’aspect hospitalier. La guérison ou le bien-être des PVVIH exige beaucoup plus que l’aspect médicamenteux ou bio-médical. Il enrégimente la dimension esse ad, c’est-à-dire l’être avec. En clair, au cœur de la pandémie VIH/SIDA, la fabrique de la vie repose sur les liens en tant que constitutifs du soin. L’Éthos du lien sécrète, abrite et dissémine un potentiel de soin. Il implique une relation d’attention phorique avec des personnes fragilisées dans leur corps et dans leur esprit, donc limitées de manière temporaire ou permanentes dans leur capacité de manière « normale » ou « autonome » au sein d’une collectivité. Dit autrement, il institue une relation féconde, humanisante, holistique, vivifiante entre liens, soin et vie. Nul doute que l’articulation ou le renforcement d’une alliance thérapeutique entre la dimension biomédicale et l’aspect social du soin contribuerait assurément et efficacement à l’éradication du VIH/SIDA.
Christian Djoko