Par Paul Nesara
De nombreux pays africains sont confrontés à des défis politiques multiformes, en partie imputables à la qualité des données collectées ou aux écosystèmes verticalisés de “données massives” existants qui ne sont pas entièrement analysés en vue de fournir des preuves. Selon Blumer et al. les données massives sont “le volume considérable d’informations que les individus et les organismes génèrent quotidiennement”.[1] L’inquiétude vient du fait que ces systèmes de données cloisonnés sont basés sur des projets, ce qui entraîne des défis importants en matière de normalisation, de collecte et d’analyse des données en temps voulu pour la production de preuves.
Dans de nombreux cas, les systèmes de données communautaires sont absents de la principale architecture d’informations sanitaires; toutefois, grâce en partie à la stratégie 2022-2028 du Fonds mondial qui est en cours d’élaboration, les systèmes de données communautaires seront au centre des actions. Avec l’émergence de maladies telles qu’Ebola dans certaines régions d’Afrique et de la COVID-19 au niveau mondial, des opportunités existent pour permettre aux informations stratégiques de jouer un rôle de premier plan et de contribuer au processus de prise de décision en temps utile.
L’un des principaux objectifs de l’information stratégique est de fournir les éléments de preuve critiques nécessaires aux gestionnaires de programmes et aux autres acteurs clés de la cascade pour la prise de décisions éclairées qui permettront d’améliorer les résultats à tous les niveaux. Les Directives consolidées sur l’information stratégique en matière de VIH de l’Organisation mondiale de la santé[2] identifient clairement l’information stratégique comme un pilier de la redevabilité et de la transparence dans les processus décisionnels. La redevabilité étant perçue comme un moyen de promouvoir la bonne gouvernance et de donner aux personnes et aux communautés les moyens de faire valoir leurs droits en matière de santé, tandis que la transparence vise à instaurer la confiance entre le gouvernement et la société civile.[3]
Grâce à l’information stratégique, il a été établi dans certains pays européens que l’augmentation de la charge de morbidité mondiale et l’évolution épidémiologique vers des maladies non transmissibles en raison du vieillissement et des changements de mode de vie ont eu de graves répercussions sur la situation sociale et économique des pays.[4] En conséquence, les décideurs européens sont désormais en mesure d’utiliser les données disponibles pour déterminer les moyens optimaux de réduire les incapacités et d’améliorer la qualité de vie.
Dans de nombreux pays africains, la numérisation en tant que composante de l’information stratégique est encore à la traîne, mais elle a le potentiel de transformer radicalement le système de données sanitaires pour une riposte rapide. Avec des possibilités potentiellement illimitées en ce qui concerne la collecte des données et la réduction de la charge de la saisie des données par le biais d’une interface ou d’un échange de données avec d’autres systèmes électroniques du secteur, tels que les enregistrements privés et communautaires de l’état civil, les services de laboratoire, les populations déplacées, la prestation de services et la logistique, la numérisation peut jouer un rôle central en permettant de disposer rapidement d’informations pour l’élaboration de politiques.
Les données sur la COVID-19 collectées par des institutions privées et gouvernementales, par exemple, ont aidé les pays à mettre en place des stratégies de contrôle de la propagation, en proposant en temps utile des mesures politiques telles que le confinement, le couvre-feu, la fermeture des écoles ou l’interdiction des grands rassemblements (religieux, sportifs, funéraires et autres événements sociaux) pour atténuer la propagation du virus. Pour pouvoir exploiter toutes les données, il est toutefois nécessaire de relever les défis informatiques, algorithmiques et technologiques qui caractérisent le paysage de données hautement hétérogènes existant actuellement, ainsi que de surmonter une multitude de contraintes réglementaires, normatives, de gouvernance et politiques.
Le plein potentiel des données massives pourrait être exploité si les données sont intentionnellement rendues accessibles et sont partagées.[5] Dans certains pays européens, par exemple, le partage d’informations sur les patients entre les pays au moyen de systèmes tels que les dossiers médicaux électroniques[6] a aidé les professionnels de la santé à suivre les éléments clés du parcours clinique des patients, permettant ainsi une meilleure coordination. En Zambie, l’utilisation de SmartCare, en cours de développement depuis 2004, a pour but d’assurer la continuité des soins aux patients, quel que soit leur lieu de résidence. [7]
Les perspectives d’utilisation de l’information stratégique dans le discours décisionnel demeurent importantes et comprennent la mise en place de mesures solides permettant de réaliser des enquêtes, des évaluations et des surveillances spéciales en vue de détecter les épidémies et d’y répondre rapidement. En outre, l’information stratégique a aidé les responsables de programmes à mettre en place des systèmes communautaires intégrés de détection et de riposte. Grâce aux preuves générées, les institutions de santé publique et les décideurs sont mieux équipés pour suivre les changements de politique et évaluer leur impact et les risques au niveau de la population. Lorsque les données sont facilement accessibles, les pays sont plus à même de prendre de meilleures décisions, par exemple en matière de santé publique et d’allocation des ressources, notamment en planifiant des activités mieux éclairées permettant d’établir des directives, des normes et des standards sanitaires. Des leçons peuvent également être tirées de l’E-Heza[8] et de l’eFICHE [9] au Rwanda.
En France, une nouvelle politique a été conçue à partir d’une analyse collective des données générées à la suite des difficultés rencontrées du fait de la résistance des médecins à un projet visant à introduire le dossier médical électronique.[10] Depuis lors, le dossier médical électronique est devenu un outil largement disponible pour fournir à tous les acteurs les informations nécessaires à la prise de décisions cliniques ou économiques rationnelles. Plusieurs projets pilotes menés dans de nombreux pays en développement tels que le Kenya, le Malawi, le Pérou et Haïti démontrent la viabilité de la mise en place de dossiers médicaux électroniques dans des pays aux ressources limitées dans l’optique de générer des données et de prendre des décisions tout au long de la cascade de soins.
En conclusion, il convient de noter que les données sur le VIH, la TB ou le paludisme collectées par les systèmes gouvernementaux, privés et communautaires sont rarement disponibles dans un seul référentiel, et encore moins analysées dans leur intégralité pour donner une image complète du VIH, de la TB et du paludisme dans le contexte d’autres maladies ou affections prévalant dans le pays. L’interopérabilité ainsi que la vision qui y est liée au niveau politique constituent l’une des solutions aux problèmes posés et permettent de procéder à des améliorations en matière d’efficacité, de sécurité, d’équité et de rapport coût-efficacité des soins.[11] Malheureusement, l’interopérabilité n’a pas encore été réalisée à grande échelle dans le monde et de nombreux exemples montrent qu’elle s’est soldée par un cuisant échec.[12]
Les pays disposant de systèmes de données intégrés sont mieux préparés à détecter les menaces pour la santé publique au-delà des niveaux endémiques et à réagir efficacement en cas de pandémie. La mise au point d’algorithmes visant à recueillir systématiquement ces données provenant de sources multiples et à les analyser est une étape importante que l’information stratégique pourrait continuellement mettre en œuvre afin de générer des preuves et d’améliorer le processus de prise de décision.
[1] Blumer, L., Giblin, C., Lemermeyer, G., & Kwan, J. A. (2017). Wisdom within: unlocking the potential of big data for nursing regulators. International Nursing Revion, 64(1),77-82.
[2] World Health Organization. (2020). Consolidated HIV strategic information guidelines: driving impact through programme monitoring and management. Executive summary. Geneva, Licence: CC BY-NC-SA 3.0 IGO
[3] Tello, J. & Baez-Camargo, C. (2015). Strengthening health system accountability: a WHO European Region multi-country study WHO Regional Office for Europe, Copenhagen
[4] European Union and Free Trade Association Regional Edition Institute for Health Metrics and Evaluation. (2013). The Global Burden of Disease: Generating Evidence, Guiding Policy. IHME, Seattle, WA, 69
[5] Mählmann, L., Reumann, M., Evangelatos, N., & Brand, A. (2017). Big data for public health policy-making: Policy empowerment. Public Health Genomics, 20(6), 312-320.
[6] World Health Organization. (2016). From innovation to implementation. E-Health in the WHO European Region
[7] Ministry of Health. (2021). About SmartCare. Accessed from About SmartCare – KnowledgeBase (moh.gov.zm)
[9] Digital Health Care System. (2020). eFiche – A health Care Ecosystem
[10] Philippe Burnel. (2018). The introduction of electronic medical records in France: More progress during the second attempt. Health Policy, 122(9), 937-940
[11] Hoffmarcher, M. M., Oxley, H., & Rusticelli, E. (2007). Improved health system performance through better care coordination. Paris: Organisation for Economic Co-operation and Development. (Health working paper No 30)
[12] Scott, T., Rundall, T. G., Vogt, T. M., & Hsu, J. (2007). Implementing an electronic medical record system: successes, failures, lessons. Oxford: Radcliffe